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La salle de bains des ann.es 1960, illustrée par cette affiche qui ornait les murs des écoles primaires de l’époque pour présenter une scène du quotidien, est composée des même éléments que nos salles de bains contemporaines : une baignoire à double usage (bain et douche), un lavabo, un meuble et un WC © G.Bonmati et G. Michel, Ed. Oge-Hachette / Bibliothèque Forney / Ville de Paris

28.4.2025

La naissance de la salle de bains moderne

La modernisation exponentielle de la salle de bains (notamment depuis le début du second millénaire), caractérisée par la création de matériaux de synthèse toujours plus performants, d’équipements sanitaires plus sophistiqués les uns que les autres, ainsi que par l’intégration de technologies dernier cri, pourrait aisément nous faire croire à la création ex nihilo d’un espace d’un nouveau genre. Pourtant, à y regarder de plus près, les premières traces de cette pièce qui nous est si familière remontent au XVIIIe siècle. La rédaction de Concept Bain vous invite donc à remonter le temps et à retracer le déroulé des innovations scientifiques et techniques, des grands évènements historiques, ainsi que des impératifs sociaux et sanitaires qui ont abouti à la naissance de la salle de bains moderne.

Rémi de Marassé

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Les « premières salles de bains des maisons bourgeoises des années 1930 ressemblent finalement beaucoup à celles d’aujourd’hui, à part dans la déco ! », faisait remarquer en 2020 Monique Eleb (1945-2023), sociologue de l’habitat, reconnue pour ses travaux sur l'appropriation du logement et la manière dont celles et ceux qui l'habitent se lient à leur environnement. La version considérée moderne de cette pièce se compose en effet d’une baignoire, d’une vasque, d’un meuble et d’un miroir depuis près d’un siècle. Seulement, l’architecture et la composition de cet espace alors inédit est le fruit de 250 ans d’innovations, dont la première remonte à la toute fin du siècle des Lumières… en Angleterre.

Le water-closet, le cabinet de toilette et la salle de bains © Dr J. Rengade (1841-1915)

Les habitations urbaines des élites d’outre-Manche, où la modernité est devenue valeur, se font alors la vitrine de « la convergence de la recherche scientifique et des besoins de la société bourgeoise ; notamment de se distinguer du commun des mortels grâce à l’acte de se laver », souligne l’historien Olivier Coquard. Leurs demeures se segmentent à nouveau, chaque pièce ayant désormais une fonction spécifique : une pièce où l’on dort, dans laquelle on mange, qui abrite les lieux d’aisances, etc. Parallèlement, l’intérêt des scientifiques contemporains pour les phénomènes de pression hydraulique ou d’étanchéité, ainsi que la « meilleure maîtrise du plomb, du laiton et la redécouverte des possibilités d’utilisation du cuivre favorisent l’apparition de baignoires équipées de robinets d’eau froide, et même chaude car réchauffée à l’aide de systèmes à combustion de charbon », étaye l’historien.

LA PIÈCE “SALLE DE BAINS” APPARAÎT AU XIXe SIÈCLE

Au siècle suivant, l’aristocratie française s'approprie ces considérations et pratiques anglo-saxonnes. Apparaissent en effet, propulsées par l’épidémie de choléra qui frappe l'Hexagone en 1832, des préoccupations hygiénistes qui visent à « expulser de la ville ce que les médecins de l’époque appellent les miasmes (émanation malsaine considérée comme la source de maladies contagieuses jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, NDLR), relate Olivier Coquard. L’hygiène corporelle, et le fait de se laver plus régulièrement, doit notamment être mise en œuvre. » Les villes s’équipent notamment de systèmes d'égouts, qui permettent aux résidences modernes d’être raccordées au réseau d’évacuation des eaux usées et, conséquemment, d’être pourvues de l’eau courante. Celle-ci alimente alors ce qu’on appelle une “salle de bains”.

À partir des années 1880, le cabinet de toilette lié à la chambre principale des appartements luxueux se double d’une salle de bains, bien distincte du cabinet de toilette où il n’y a pas d’eau. Celle-ci est composée « d’une magnifique baignoire et de somptueux robinets, poursuit l’historien. Des éléments fréquemment encastrés ou décorés de moulures en bois, bien que cela ne convient pas à une pièce humide. Mais la question de la commodité ne se pose alors pas, il faut plutôt que ça impressionne ! Et puis, si dégât il y a, alors la domesticité s’en chargera. » Ces équipements sont surtout ornés de soies, de tulles ou de moulures en bois pour contenter la relation à la propreté – encore entachée de l’idée de péché – d’une société bourgeoise et morale : « Une certaine idée de la décence, née d’une éducation rigide et niant la sexualité autant que la sensualité, conduit à proscrire jusqu’à la vue des instruments destinés aux soins du corps. Si le cabinet de toilette est autant orné, c’est pour mieux cacher la cuvette et le bidet, dont la vue offense ses utilisatrices mêmes », apprend-on dans Techniques & Culture (2010), revue semestrielle d’anthropologie des techniques. Et dans ces appartements, la place de la salle de bains est moins systématisée que celle du cabinet de toilette, toujours près des chambres ou annexé à celles-ci, ce qui implique des pratiques dissociées : les unes exceptionnelles, les autres quotidiennes.

Comme l’illustre ce dessin d’une salle d’eau victorienne, les éléments de la salle de bains des élites sont, jusqu’au tournant du XXe siècle, habillés de coffrages en bois, car une certaine idée de la décence conduit à proscrire jusqu’à la vue des instruments destinés aux soins du corps.

C’est au tournant du XXe siècle que l’on voit apparaître une pièce unique, où sont regroupées le cabinet de toilette et la salle de bains. « Le regroupement de ces pièces va tendre à faire disparaître ou à limiter le nombre de petites toilettes annexées aux chambres, mais aussi à réduire la surface globale assignée à ces activités. Cette fusion des deux pièces en une, sa position proche ou, mieux, sa liaison à la chambre principale, deviendra le modèle retenu et reproduit, et entraînera la chambre et la salle de bains vers la sphère du privé », observe Monique Eleb dans le premier tome de son rapport de recherche intitulé “Architectures de la vie privée. Maisons et mentalités, 1880-1914”, publié en 1988. Les premières années du XXe siècle se placent elles aussi à la croisée des innovations scientifiques et des aspirations sociales, en l'occurrence des classes moyennes voire populaires. « L'arrivée du gaz dans les villes et la mise au point des premiers chauffe-eaux favorisent l’apparition du chauffage domestique et de l’eau chaude chez les plus aisés, note Olivier Coquard. En même temps, des lois sont prises pour que les nouvelles habitations à bon marché (l’HBM est l’ancêtre de l’habitation à loyer modéré HLM, NDLR) soient équipées d’une arrivée d’eau, de manière à ne plus devoir se fournir au puits ou à la fontaine collective, alors seul point d’eau situé dans la cour de l’immeuble. » De fait, l’un des objectifs de la loi du 15 février 1902, relative à la protection de la santé publique, est la lutte contre les infections à travers, notamment, l'assainissement.

Dans les modestes maisons à loyer, le cabinet de toilette semble ne pas être perçu comme une nécessité. Certaines n’en possèdent pas du tout, ou seuls quelques appartements peuvent en être équipés. Dans les plus grandes HBM, notamment construites par les Associations ouvrières, des “salles de douches” composées de « bains et de douches sont proposées aux locataires, le plus souvent au rez-de-chaussée des immeubles et comme un service collectif, souvent payant, mais très peu onéreux, surveillé par le concierge », rapporte la revue Techniques & Culture (2010). Cependant, ce service commun plutôt que commodité privative, apparaît comme un frein à la fréquentation. Henri Provensal (1868-1934), architecte de la Fondation Rothschild, estimait déjà en 1908 que « ce serait le rêve évidemment si, dans chaque logement, cette salle de douches, de petites dimensions, pouvait trouver sa place près de la cuisine ; cela permettrait – et sans être obligé de sortir du logement – à l’ouvrier, à la mère, aux enfants de s’astreindre aux lavages tièdes et quotidiens du corps. » Cette solution est retenue et largement diffusée dans l’entre-deux-guerres. Quant aux appartements bourgeois, le regroupement des pièces humides s’effectue, à en croire Monique Eleb (1988), « autour d’une gaine de distribution des fluides et d’une courette centrale qui assure la ventilation (il ne reste plus qu'à intégrer la ventilation dans la gaine pour arriver à nos dispositions actuelles). »

LA SALLE DE BAINS MODERNE PREND FORME

La première ébauche de la salle de bains moderne est révélée à l’issue de la Première Guerre mondiale. À la fin de l’année 1918, 4 000 communes à travers dix départements du Nord-Est de la France ont été dévastées, au mieux dégradées, par l’un des conflits les plus effroyables de l’Histoire. Il est alors impératif de reconstruire, mais en s’adaptant à la vie moderne : c'est ainsi que la salle de bains, pièce unique avec son arrivée d’eau froide, trouve sa place dans les logements français. Enfin, dans les foyers des élites et des cités nouvelles, puisqu’Olivier Coquard estime « qu'à peine 10 % des habitations françaises de l’époque en sont équipées ».

Les jeunes entreprises locales spécialisées dans le sanitaire telles que Jacob Delafon, Porcher ou la branche dédiée de Villeroy Boch participent alors activement à la modernisation de la salle de bains, portées par « la meilleure maîtrise des techniques de production industrielle de la faïence, ainsi que les faibles coûts du cuivre et du plomb, massivement importés depuis les colonies britanniques et françaises », justifie Olivier Coquard. Dans les années 1930, leurs produits reprennent les codes de l’architecture moderne avec des vasques et des baignoires aux lignes géométriques, des robinets qui présentent des sections carrées ou des manettes, et l’utilisation quasi-systématique des carreaux de faïence pour remplacer le parquet et les éléments en bois. Le bidet, pensé pour faciliter la toilette intime des femmes, trouve également sa place dans la version moderne de la salle de bains. Et comme « la salle de bains des élites est articulée autour de l‘hygiène et de la beauté, puisque c’est la pièce où la femme prépare son visage et sa coiffure à être admirée, reconnaît l’historien, la présence de miroirs est devenue une évidence. »

C’est à cette même période que, portée par des architectes du mouvement moderne, tel que Le Corbusier, qui conçoivent des équipements toujours plus fins, « la douche fait son entrée dans la salle de bains », ajoute-t-il. Apparaissent alors la douche à l’italienne, qui s’inspire des bains de la Rome antique, ou bien la douche individuelle, qui reprend les codes des bains-douches hygiénistes. C’est au même moment que la salle de bains moderne, un dispositif encore minoritaire et « considéré comme un mirage de réussite sociale, voire inutile par les Français ruraux », avance Olivier Coquard, fait son entrée dans l’habitat populaire. Celle-ci est favorisée par l’exode rural consécutif à l’industrialisation, qui voit la population française devenir majoritairement urbaine en 1931 ; un phénomène qui pousse les décideurs politiques épaulés par les investisseurs à donner à l’habitat populaire une certaine dignité.

La salle de bains n’est pas, à l’origine, une pièce à part entière : auparavant, une simple baignoire sera cachée et utilisée dans les sous-sols. L’habitude de situer la salle de bains du côté des services trouve peut-être son origine dans la nécessité de descendre les eaux usées par l’escalier de service, mais aussi de chauffer l’eau dans la cuisine © A. Boeswilwald / L’Architecture (1907-1908)

IL FAUT CONSTRUIRE... VITE !

Tout s’accélère lors de la seconde moitié du XXe siècle, après la Deuxième Guerre mondiale. Tout d’abord, les dégâts sont tels à l’issue du conflit le plus meurtrier de l’Histoire que près de la moitié des logements encore intacts sont surpeuplés et le confort y est rudimentaire. En effet, « 90 % de la population n’a ni baignoire ni douche, 80 % pas de WC intérieurs et 48 % pas d’eau courante », énumère l’Union Sociale pour l’Habitat, l’organisation représentative du secteur HLM. Puis la décolonisation française entraîne une vague massive d’émigration, notamment d’Indochine et d’Algérie ; près d’un million de Pieds-noirs quittent cette dernière en 1962, dont 800 000 entre avril et septembre, « alors que le gouvernement tablait sur un rapatriement de 400 000 personnes sur quatre ans », remarque l’historien Jean-Jacques Jordi dans un article intitulé “1962, l'exode des Français d'Algérie” (2022).

Dans le même temps, l'industrialisation et le baby-boom, que l’on doit à la paix retrouvée et aux Trente Glorieuses (1945-1975) bouleversent les besoins en matière de logement. L’industrie automobile française est gourmande en main-d’oeuvre, notamment immigrée, à tel point que les usines Citroën d’Aulnay-sous-Bois et Talbot de Poissy « connaissent une forte présence de travailleurs étrangers, qui composent les trois quarts de l’effectif ouvrier à Aulnay et 55 % à Poissy au début des années 1980 », selon l’Union Syndicale Solidaires. Entre 1965 et 1975, la France connaît ainsi un profond bouleversement sociologique : sa population atteint 50 millions d’habitants.

FORMES ET DESIGNS INNOVANTS

Il faut donc construire vite. Ainsi, les chiffres de l’Union Syndicale Solidaires font état du quasi-doublement du parc de logements en trois décennies, passant de 12 millions d’unités en 1946 à 21 millions en 1975, dont 556 000 nouveaux logements construits sur l’année 1973. Construire vite certes, mais qui plus est bien équipé… et avec une salle de bains. Une fois encore, la recherche scientifique est décisive dans cette quête de modernité, avec la maîtrise nouvelle des plastiques dès les années 1950, qui « a eu pour conséquence d’améliorer de manière significative les possibilités d’étanchéité, ainsi que la sécurisation accrue de l’évacuation d’eau, avec l’utilisation croissante du PVC en lieu et place du plomb », affirme Olivier Coquard.

Le recours quasi-systématique au plastique a grandement été facilité par la baisse du prix des matières premières, et surtout du pétrole. En janvier 1950, le baril (159 L) de pétrole WTI – le pétrole brut utilisé comme standard dans la fixation des prix du brut sur le marché mondial du pétrole – ne coûte que 34,40 US$ (prix ajusté à l’inflation), tandis que son prix frôle les 70 US$ en date de septembre 2024 selon MacroTrends, une entreprise Fintech américaine qui donne accès à des graphiques historiques couvrant entre autres les marchés mondiaux des matières premières. En janvier 1970, le baril de WTI se vend même à 27,88 US$ !

Les produits en matériaux de synthèse apparaissent au même moment. Moins chers, plus faciles à mettre en œuvre, ils arborent des formes et designs innovants, des couleurs décoratives afin de faire de la salle de bains un lieu fonctionnel et agréable. Mais ils sont également « plus facilement remplaçables, car plus fragiles. La production d’éléments teintés va d'ailleurs dans ce sens puisque la couleur, rayée deux ou trois fois, disparaît et incite à changer pour conserver une certaine harmonie dans la salle de bains », affirme Olivier Coquard. Autant de solutions pour répondre (ou créer ?) aux besoins et envies d’une société désormais consumériste.

LA DÉMOCRATISATION EST EN MARCHE

C’est dans ce contexte que la salle de bains, désormais moderne, se démocratise. Elle est dès lors constituée des trois principaux éléments que nous retrouvons dans nos pièces humides d'aujourd'hui : le lavabo, le meuble et la baignoire (ou la douche). Pour sa part, le bidet, « à partir des années 1980, est désormais considéré comme un objet inutile puisque le rapport des femmes à leur corps a changé, suggère Olivier Coquard. C’est dans le même temps que la douche et sa pratique, jusqu'alors réservées aux tous petits appartements, se répandent dans la salle de bains. » Depuis, les effets de mode ou les tendances farfelues sont mises de côté, au profit de couleurs claires sur les murs avec des bordures et des motifs décoratifs ; les lavabos sont intégrés aux meubles et surplombés de miroirs ; une plus grande attention est accordée à l’illumination ; et « la baignoire devient un espace à double usage, pour le bain et la douche, en lui associant une robinetterie spécifique », note l’historien. Autant d’évolutions qui participent de la création d’espaces plus intemporels et adaptés aux habitants de la maison. Le confort dans cette pièce étant désormais essentiel, la salle de bains est aussi plus spacieuse, pour pouvoir s’y mouvoir confortablement.

En 250 ans, alors qu’elle n’était qu’un luxe réservé aux élites puis une commodité octroyée aux classes moyennes, la salle de bains « est donc devenue, au virage des années 1950, un des éléments constitutifs de la civilisation moderne », conclut Olivier Coquard.

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